🆎 HÉRODOTE académia digest

 

"Hérodote et les annales royales égyptiennes", dans L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, Fl. Kimmel-Clauzet (éd.), Hérodote et l’Égypte. Regards croisés sur le livre II de l’Enquête d’Hérodote, CMO 51, Lyon, 2013, p. 89-118

COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERR ANÉE 51 SÉRIE LITTÉR AIRE ET PHILOSOPHIQUE 18 HÉRODOTE ET L’ÉGYPTE REGARDS CROISÉS SUR LE LIVRE II DE L’ ENQUÊTE D’HÉRODOTE Édité par Laurent C, Pascale G-J et Flore K-C HÉRODOTE ET L’ÉGYPTE (CMO 51) Le livre II de l’Enquête d’Hérodote, qui dépeint le territoire et la civilisation des Égyptiens, a connu une fortune exceptionnelle, devenant pour les Grecs de l’Antiquité d’abord, pour les égyptologues de l’époque moderne ensuite, le fondement de toute approche de l’Égypte pharaonique. Ce volume, qui constitue les actes de la journée d’étude organisée à Lyon le 10 mai 2010, vise à mieux cerner les spécificités du livre II en faisant intervenir des chercheurs de différentes disciplines : philologues hellénistes, égyptologues, archéologues spécialistes de l’Égypte, historiens de l’Antiquité. La confrontation des points de vue de spécialistes issus d’horizons variés permet d’aborder le texte d’Hérodote en considérant d’une part la dimension littéraire de l’œuvre en tant que telle et d’autre part la dimension documentaire de son objet, l’Égypte pharaonique. Le rapprochement du texte hérodotéen et des sources égyptiennes permet ainsi de mieux appréhender les modalités de narration et de description de l’auteur, ainsi que les choix opérés par lui dans la matière dont il dispose. Le volume accorde une large place à l’étude de la phraséologie hérodotéenne, qui trahit l’utilisation de sources égyptiennes, tout en laissant voir un remodelage du contenu et de la formulation ancré dans les spécificités de la langue et de la culture grecques. Les contributions s’organisent autour de deux axes : d’une part, les particularités de composition et de mise en forme du livre II et, d’autre part, les sources possibles de l’historien dans la documentation égyptienne. © 2013 – Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux 7 rue Raulin, F-69365 Lyon CEDEX 07 ISSN 0151-7015 ISBN 978-2-35668-037-2 9 782356 680372 Prix : 27 € maison de l’orient et de la méditerranée – jean pouilloux (Université Lumière Lyon 2 – CNRS) Publications dirigées par Lilian Postel Dans la même collection, Série littéraire et philosophique CMO 38, Litt. 11 Fr. Biville, E. Plantade et D. Vallat (éds), « Les vers du plus nul des poètes… », nouvelles recherches sur les Priapées. Actes de la journée d’étude organisée le 7 novembre 2005 à l’Université Lumière Lyon 2, 2008, 204 p. (ISBN 978-2-35668-001-3) CMO 39, Litt. 12 I. Boehm et P. Luccioni (éds), Le médecin initié par l’animal. Animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine. Actes du colloque international tenu à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux les 26 et 27 octobre 2006, 2009, 264 p. (ISBN 978-2-35668-002-0) CMO 40, Litt. 13 R. Delmaire, J. Desmulliez et P.-L. Gatier (éds), Correspondances. Documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive. Actes du colloque international, Lille, 20-22 novembre 2003, 2009, 576 p. (ISBN 978-2-35668-003-7) CMO 42, Litt. 14 B. Pouderon et C. Bost-Pouderon (éds), Passions, vertus et vices dans l’ancien roman. Actes du colloque de Tours, 19-21 octobre 2006 (Université de Tours/ HiSoMA-UMR 5189), 2009, 458 p. (ISBN 978-2-35668-008-2) CMO 46, Litt. 15 Chr. Cusset, Cyclopodie. Édition critique et commentée de l’Idylle VI de Théocrite, 2011, 224 p. (ISBN 978-2-35668-026-6) [éd. électronique sur www.persee.fr\] CMO 48, Litt. 16 C. Bost-Pouderon et B. Pouderon (éds), Les Hommes et les Dieux dans l’ancien roman. Actes du colloque de Tours, 22-24 octobre 2009, 2012, 350 p. (ISBN 978-2-35668-029-7) CMO 50, Litt. 17 R. Bouchon, P. Brillet-Dubois et N. Le Meur-Weissman (éds), Les Hymnes de la Grèce antique, approches littéraires et historique. Actes du colloque international, Lyon, 24-25 juin 2008, 2012, 408 p. (ISBN 978-2-35668-031-0) Hérodote et l’Égypte. Regards croisés sur le livre II de l’ Enquête d’Hérodote. Actes de la journée d’étude organisée à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, le 10 mai 2010 / Laurent COULON, Pascale GIOVaNNELLI-JOUaNNa et Flore K IMMEL-CLaUzEt (éds) – Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2013, 200 p. : 14 ill. couleur ; 24 cm. – (Collection de la Maison de l’Orient ; 51). Mots-clés : Hérodote, historiographie grecque antique, littérature grecque antique, stylistique grecque, Égypte antique, historiographie égyptienne antique, religion égyptienne, littérature démotique, divination. ISSN 0151-7015 ISBN 978-2-35668-037-2 © 2013 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 rue Raulin, F-69365 Lyon cedex 07 L’édition électronique de cet ouvrage est consultable sur le portail Persée : www.persee.fr Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente : à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 rue Raulin, F-69365 Lyon cedex 07 www.mom.fr/publicationspublications@mom.fr chez De Boccard Éditions-Diffusion, Paris – www.deboccard.fr et au Comptoir des Presses d’Universités, Paris – www.lcdpu.fr COLLECtION DE La MaISON DE L’ORIENt Et DE La MÉDItERRaNÉE 51 SÉRIE LIttÉRaIRE Et PHILOSOPHIqUE 18 Hérodote et l’éGYpte reGards croisés sur le livre ii de l’ EnquêtE d’Hérodote actes de la journée d’étude organisée à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée Lyon, le 10 mai 2010 Édités par Laurent COULON, Pascale GIOVaNNELLI-JOUaNNa et Flore KIMMEL-CLaUzEt Ouvrage publié avec le concours de l’université Lumière Lyon 2, de l’université Jean Moulin Lyon 3, du laboratoire HiSoMa, du CEROR et de l’ENS de Lyon SOMMAIRE Pascale Giovannelli‑Jouanna Introduction .................................................................................................................. 9 Flore Kimmel‑Clauzet La composition du livre II de l’Enquête .................................................................. 17 Karim Mansour Langue et poétique d’Hérodote dans le livre II de l’Enquête : étude de syntaxe stylistique ....................................................................................... 45 Joachim Fr. Quack Quelques apports récents des études démotiques à la compréhension du livre II d’Hérodote ................................................................................................. 63 Lilian Postel Hérodote et les annales royales égyptiennes .......................................................... 89 Françoise Labrique Le regard d’Hérodote sur le phénix (II, 73) ............................................................ 119 Emmanuel Jambon Calendriers et prodiges : remarques sur la divination égyptienne d’après Hérodote II, 82 ............................................................................................... 145 Laurent Coulon Osiris chez Hérodote .................................................................................................. 167 Indices Index général ................................................................................................................ Index des noms propres .............................................................................................. Index des toponymes .................................................................................................. Index des sources grecques et latines ...................................................................... Index des sources égyptiennes .................................................................................. 191 192 194 194 196 Hérodote et l’Égypte CMO 51, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2013 HéROdOtE Et lES AnnAlES ROyAlES égyptIEnnES Lilian Postel 1 La présente étude se propose de réexaminer certains passages du livre II de l’Enquête d’Hérodote en les confrontant aux annales royales égyptiennes. D’une manière générale, les commentateurs récents du livre II n’accordent pas à celles‑ci une place majeure parmi les sources qu’Hérodote a pu consulter par l’intermédiaire des prêtres qu’il interrogeait. Ainsi selon A. B. Lloyd, les sources annalistiques égyptiennes se réduiraient à des listes de rois plus ou moins fiables et non objectives 2. Ces listes royales ne constitueraient qu’une source somme toute marginale parmi d’autres, dont aucune, en fin de compte, ne se caractériserait par une grande fiabilité historique. Si J. Yoyotte, comme d’autres, semble avoir dénié à Hérodote tout accès direct à des sources textuelles pharaoniques 3, Cl. Obsomer, en revanche, s’est attaché à montrer que celui‑ci avait pu recourir à d’authentiques inscriptions de l’époque pharaonique, notamment dans sa relation des campagnes de Sésostris 4. L’utilisation de ces documents de première main se décèlerait à travers un certain nombre d’indices, textuels notamment, en dépit de l’inévitable déformation engendrée par la méconnaissance du contexte précis – que ne facilitait pas la nature allusive des 1. Université Lumière Lyon 2. 2. Ainsi Lloyd 1988a, p. 25‑26, et, à propos de l’histoire de Sésostris (II, 102‑110), Lloyd 1988b, p. 16‑18. 3. Yoyotte 1993‑1994. Il rejette tout fondement historique pour le développement sur l’histoire pré‑saïte et estime que la documentation d’Hérodote aurait été déformée par le prisme des traditions répandues dans le milieu gréco‑égyptien de Basse Égypte, auprès duquel il aurait mené presque exclusivement son enquête. De la même manière, selon Ivantchik 1999, p. 397‑401 et 438‑441, la geste de Sésostris (II, 102‑110), et en particulier l’épisode de la campagne militaire contre les Scythes, relèverait de la « pseudo‑histoire » et tirerait son origine d’une tradition orale circulant dans les milieux nationalistes égyptiens anti‑perses du ve siècle avant notre ère, relayée par la communauté grecque d’Égypte puis rapportée par géographes et historiographes de langue grecque jusqu’à l’époque romaine. Je suis redevable de cette dernière référence à Laurent Coulon. 4. Obsomer 1989. 90 l. postel inscriptions royales égyptiennes – tout comme par l’adaptation en langue grecque, par un esprit grec et pour un auditoire grec, de faits étrangers, le tout lié dans un enchaînement discursif synthétique 5. Il s’agit donc de tenter d’évaluer plus précisément dans les lignes qui suivent, à travers ces traces de l’utilisation de sources textuelles d’époque pharaonique par Hérodote, le rôle qu’ont pu jouer les annales royales égyptiennes dans la documentation de la section historique du livre II portant sur l’histoire antérieure à l’époque saïte (II, 99‑150) – soit l’« histoire ancienne », par opposition à l’« histoire contemporaine » (II, 151‑182), dans laquelle les Grecs étaient devenus dès le viie siècle des acteurs de plus en plus présents. Cet exposé s’inscrit donc dans le débat portant sur les sources utilisées par Hérodote et sur leur fiabilité. En effet, la nature même de la documentation proprement égyptienne a probablement déterminé pour une grande part le contenu de cette section du livre II. Un recours aux annales royales, dans des proportions qui restent à estimer, ne serait certainement pas anodin car celles‑ci formaient un véritable conservatoire de la mémoire historique des Égyptiens depuis les origines de la monarchie pharaonique. Les sources égyptiennes d’Hérodote : Memphis et Héliopolis Le postulat de départ consiste à reconnaître la réalité du séjour en Égypte d’Hérodote – qu’on a pu mettre en cause – et de son enquête directe auprès d’Égyptiens de souche susceptibles de lui donner un accès à la documentation d’époque pharaonique, et notamment à la documentation textuelle. Les prêtres de Memphis Hérodote a pris soin de présenter lui‑même de manière explicite sa méthode et les sources qu’il avait pu utiliser. Ainsi, pour l’histoire ancienne, il se fonde avant tout sur les sources égyptiennes, en n’ajoutant que quelques compléments issus de son expérience et de son observation. Leur origine est pour l’essentiel sacerdotale, Hérodote affirmant rapporter pour une grande part les propos que lui ont tenus les prêtres égyptiens. Il précise même les différents lieux dans lesquels les prêtres lui ont transmis des informations. « Au cours des entretiens que j’eus à Memphis avec les prêtres d’Héphaïstos, j’appris encore d’autres choses ; et je me rendis aussi à Thèbes et à Héliopolis pour m’informer de ces mêmes choses, désirant savoir si là on serait d’accord avec ce 5. Sur le vaste thème de la fiabilité des sources d’Hérodote, on peut encore consulter Vasilescu 2001 et 2003. hérodote et les annales royales égyptiennes 91 qui m’avait été dit à Memphis ; car les prêtres d’Héliopolis passent pour les plus savants des Égyptiens 6. » (II, 3) Comme cela a déjà été souligné 7, c’est à Memphis qu’Hérodote a principalement enquêté et ce sont les prêtres de Ptah qui lui ont apporté l’essentiel des informations qu’il a consignées par écrit. On le voit, les données qu’il a pu recueillir en d’autres lieux ne sont là que pour compléter ou confirmer les dires des prêtres de Memphis. Memphis reste en effet jusqu’à l’époque lagide le principal centre politique et religieux du pays, au‑delà des déplacements successifs de la Résidence royale, et c’est encore à Memphis que les Ptolémées se font couronner selon la tradition égyptienne. La présence assez précoce d’une communauté grecque a pu faciliter par ailleurs le travail d’Hérodote qui aurait eu accès au milieu sacerdotal égyptien par des intermédiaires hellénophones bien intégrés à la société memphite, comme le suggérait J. Yoyotte. La réalité du séjour d’Hérodote à Thèbes est moins assurée, ce que tendrait à corroborer l’indigence des descriptions de monuments thébains. Il se peut que les références thébaines d’Hérodote viennent seulement faire écho au prestige encore réel de la ville et du temple d’Amon‑Rê à cette époque. Héliopolis et la tradition grecque La proximité géographique d’Héliopolis et de Memphis rend en revanche vraisemblable la visite d’Hérodote aux prêtres de Rê‑Atoum. C’est Héliopolis, plutôt que Memphis, qui sert de point de référence à la présentation topographique générale du pays (II, 7‑9). Il est certain que la remarque appuyée, en II, 3, sur la science particulière qu’on attribue aux prêtres d’Héliopolis n’est pas anodine. Elle s’insère tout d’abord dans une tradition tout hellénique. En effet, Hérodote ne fait ici que rapporter une tradition qui attribue à presque tous les « sages » grecs un séjour en Égypte auprès des milieux sacerdotaux, héliopolitains notamment, depuis Solon le législateur dans la première moitié du vie siècle. Au ier siècle avant notre ère, Diodore (Bibliothèque historique I, 96) dresse ainsi une liste de toutes les personnalités du monde grec, historiques ou légendaires, ayant séjourné en Égypte, et Strabon (Géographie XVII, 1, 29) visite Héliopolis sur les traces d’Eudoxe et de Platon, dont l’authenticité du séjour est toutefois loin d’être prouvée 8. Les prêtres d’Héliopolis jouissent toujours d’une aura intellectuelle certaine chez Clément d’Alexandrie qui, au iiie siècle de notre ère, les associe encore au souvenir de Platon (Stromates I, XV, 69, 1). Pourtant, dans les faits, le prestige de la ville de Rê‑Atoum et de son clergé semble avoir bien pâli dès l’époque de Strabon, comme le montre le constat qu’il dresse : 6. La traduction est empruntée à l’édition de Legrand 1930. 7. Voir notamment Obsomer 1998. 8. Consulter à ce propos Mathieu 1987. 92 l. postel « À Héliopolis j’ai vu aussi de vastes demeures dans lesquelles vivaient les prêtres. On afirme qu’autrefois cette ville était précisément le séjour des prêtres, hommes de sciences et astronomes ; mais ce collège de savants et son activité ont disparu. C’est pourquoi à Héliopolis on ne m’indiqua personne qui présidât à de telles études, mais uniquement des hommes qui accomplissaient des sacriices et expliquaient aux étrangers les rites sacrés 9. » Héliopolis et les annales royales égyptiennes Cette récurrence des mentions héliopolitaines dans les écrits des Grecs sur l’Égypte et la place particulière accordée au clergé héliopolitain par Hérodote parmi ses sources documentaires ne sont pas sans importance pour notre propos et méritent qu’on s’y attarde un peu. Ce sera également l’occasion de présenter la documentation annalistique dans ses grandes lignes, documentation aujourd’hui bien connue des égyptologues mais qui n’est pas forcément d’un accès aisé pour les non‑spécialistes. C’est donc avant tout à ces derniers que s’adresse le développement qui va suivre. Rê‑Atoum, Héliopolis et la tradition monarchique Le prestige d’Héliopolis auprès des Grecs n’est certainement pas étranger à la théologie qui s’y est très tôt développée autour du démiurge solaire Rê‑Atoum et à sa forte résonance dans le dogme royal dès les origines de la monarchie égyptienne. Rê‑Atoum constitue en effet, au moins depuis l’Ancien Empire, le prototype divin du roi. Celui‑ci est son représentant parmi les vivants, et sa réplique sur terre, par le biais de la filiation plutôt que par celui de l’identification. C’est ce que dénote clairement l’iconographie du dieu, pourvu d’attributs royaux, et notamment de la double couronne qui proclame sa souveraineté sur les Deux‑Terres, soit l’Égypte assimilée à l’univers organisé et soumis à Maât, émanation de Rê‑Atoum. Un rite particulièrement significatif est censé se dérouler à Héliopolis même sous l’égide d’Atoum lors des cérémonies du couronnement puis lors de leur renouvellement. C’est en effet Atoum qui, aidé de la déesse Séchat et parfois du dieu Thot, inscrit le nom du roi et ses années de règne sur les fruits de l’arbre‑iched situé à Héliopolis. Il est significatif que, dans un contexte thébain, Amon‑Rê, conçu dès le début du Moyen Empire comme la contrepartie méridionale de Rê‑Atoum, puisse se substituer à ce dernier. Atoum était ainsi le garant de la royauté et son sanctuaire d’Héliopolis constituait le conservatoire des actes de la royauté. C’est à Héliopolis que le nouveau roi s’inscrivait dans la continuité de ses prédécesseurs, qu’il nouait le lien indispensable à l’exercice légitime de la royauté en remontant jusqu’aux générations divines, 9. Traduction de P. Charvet dans Yoyotte, Charvet, Gompertz (éds) 1997, p. 131. hérodote et les annales royales égyptiennes 93 lorsqu’elles régnaient encore sur terre. C’est à Héliopolis également que se répétait au début de chaque règne l’acte juridique officiel qui sanctionnait la transmission du pouvoir entre l’ultime représentant de l’Ennéade héliopolitaine ayant exercé la royauté, Horus, et son successeur humain 10. On décèle peut‑être la trace de cet enregistrement des actes de la royauté à Héliopolis dans le texte des annales héliopolitaines de Sésostris Ier trouvées en remploi dans une porte médiévale du Caire (Bâb el‑Tawfiq). En effet, celles‑ci mentionnent un endroit nommé l’« ipat dans Héliopolis » (col. x + 17 : ỉpȝt m Ỉwnw) 11. Le mot ipat/ipet paraît désigner un espace clos à l’accès restreint : dans un contexte « profane », il s’applique notamment aux appartements privés du palais royal 12. On est tenté de rapprocher cette mention d’un passage du Papyrus Westcar dans lequel il est question des ipet du sanctuaire de Thot (pWestcar 9, 1 : nȝ n ỉpt nt wnt nt Ḏḥwty) ; parallèlement à ces ipet est nommée « une chambre dont le nom est “l’inventaire” dans Héliopolis » (pWestcar 9, 5 : ʿt sỉpty rn.s m Ỉwnw). Or on a vu que Thot était, auprès d’Atoum, chargé d’inscrire le nom du roi et les années de règne qui lui sont octroyées sur les fruits de l’arbre‑iched. Ne doit‑on pas voir alors dans cette « Ipat à Héliopolis » une allusion à l’espace du téménos d’Atoum dévolu à l’enregistrement et à la conservation des actes de la royauté, l’endroit où étaient entreposés les documents d’archive qui permettaient ensuite de compiler les annales royales gravées dans la pierre et affichées dans les temples du pays ? De la documentation égyptienne, il ressort que les annales royales se sont développées en étroite connexion avec Héliopolis. Origines et classification des annales royales L’habitude d’enregistrer des événements qui servent ensuite à caractériser une année (éponymie) existe depuis le début de la Ire dynastie, dès le règne de Narmer 13. À cette désignation de l’année de règne par un ou plusieurs événements remarquables survenus durant celle‑ci s’ajoute, au cours de la I re dynastie, le signe hiéroglyphique de l’année, rnpt, qui signale désormais la « date » et constitue un marqueur unifiant l’ensemble des données en une sorte de « case annuelle », selon une disposition qui perdurera pendant longtemps. Cette disposition devient la règle sur les nombreuses « étiquettes » en os ou en ivoire provenant des tombes royales d’A bydos. À l’Ancien Empire apparaissent des compilations de ces données, alignées en registres superposés de cases annuelles séparées par le marqueur de l’année. Ces compilations concernent plusieurs souverains, et répertorient année après 10. Pour un aperçu synthétique en langue française de la théologie héliopolitaine et du site même d’Héliopolis, consulter Quirke 2004a, p. 99‑153. 11. Postel, Régen 2005, p. 236‑237 et n. ll, p. 267‑268. 12. Quirke 2004b, p. 26‑27 et 46. 13. Baud 1999, p. 112‑115. 94 l. postel année, depuis le début du IIIe millénaire, les faits marquants de chaque règne (Pierre de Palerme, annales des premiers rois jusqu’au milieu de la Ve dynastie ; Pierre de Saqqara‑Sud, annales des rois de la VIe dynastie 14). Ce sont ces compilations que les Égyptiens dénommaient gnwt, terme que l’on traduit par « annales » (qui signifie peut‑être à l’origine quelque chose comme « support mémoriel »). Des événements annuels ne semblent être au départ retenus que la célébration de rites en rapport avec la royauté, les fondations faites au bénéfice des dieux (sanctuaires ou seulement autels, statues, services d’offrande) et les déplacements du roi – tournées d’inspection fiscale en Égypte même ou expéditions militaires au‑delà de la vallée du Nil – qui peuvent être ramenés à des actions rituelles du roi. Ce n’est que très progressivement que des données plus développées sont introduites dans ces annales. Cette évolution se manifeste dès la fin de l’Ancien Empire, mais c’est semble‑t‑il à partir du Moyen Empire et surtout au Nouvel Empire que les annales vont pouvoir présenter une forme nettement plus narrative (Annales memphites d’Amenemhat II ; Annales de Thoutmosis III à Karnak). Les Égyptiens paraissent avoir désigné ce type d’annales par le terme hrwyt, qui correspond assez étroitement au mot français « journal », ces appellations reposant chacune sur le mot hrw / « jour ». Cette classification proposée par D. Redford en 1986 15 est indicative et il faut cependant se garder d’une catégorisation trop rigide tant il est difficile parfois de savoir si on a affaire à des gnwt ou à une hrwyt. Les annales « à l’ancienne », très concises, vont d’ailleurs subsister pendant longtemps parallèlement aux annales narratives. Les annales royales (gnwt) et leur affichage dans les temples Les fragments d’annales royales parvenus jusqu’à nous ne sont pas les annales originales, archivées à Héliopolis et consignées sur un support périssable. Il s’agit avant tout de compilations effectuées à partir de plusieurs archives et destinées à l’affichage dans les temples, sur un support monumental et permanent. Le procédé est identique pour d’autres actes de la chancellerie royale, comme les décrets. Pour ces copies officielles, effectuées dans un but politique précis, une réécriture partielle a pu intervenir, soit en raison d’une mauvaise compréhension des documents anciens, qui pouvaient par ailleurs être endommagés, soit par la volonté d’adapter la documentation au propos du commanditaire royal. Deux importants fragments d’annales du IIIe millénaire sont actuellement conservés. 14. Baud 2003, p. 272‑286. 15. Redford 1986, p. 65‑126. Plus récemment, voir Baines 2008. hérodote et les annales royales égyptiennes 95 Pierre de Palerme 16 Le premier document est connu depuis la fin du xixe siècle, et célèbre à juste titre, sous le nom de « Pierre de Palerme ». Il s’agit en réalité d’une série de sept fragments, partagés entre le musée du Caire (cinq fragments), le Petrie Museum de University College à Londres (un fragment) et enfin le Musée archéologique de Palerme, où est conservé le plus grand d’entre eux (H. 43,5 cm). Ces fragments semblent en fait ne pas tous appartenir au même monument (au moins deux, peut‑être trois), mais ce serait dans tous les cas des duplicata d’un même document princeps. La datation a été longtemps débattue, mais on s’accorde aujourd’hui pour considérer ces documents comme des exemplaires originaux de l’Ancien Empire et non comme des copies tardives. Leur affichage sur une dalle de basalte, inscrite sur ses deux faces, a pu être commandité par Néferirkarê, troisième roi de la Ve dynastie (vers 2475‑2455) et dernier souverain apparemment mentionné dans ces annales. On suppose généralement que la dalle à laquelle appartient le fragment de Palerme provient du site de Memphis : elle pouvait donc être encore accessible à l’époque d’Hérodote dans l’enceinte du temple. D’autres provenances et lieux d’affichage sont toutefois envisageables pour certains fragments, réputés provenir de Moyenne Égypte. Ces annales couvrent les règnes depuis les « suivants d’Horus », prédécesseurs dits « mythiques » des rois de la Ire dynastie qui correspondent en fait sans doute aux rois de la dynastie 0, jusqu’au roi Néferirkarê‑Kakaï de la Ve dynastie. Le document montre sur plusieurs registres un groupement de cases annuelles mises bout à bout sous un bandeau de dédicace horizontal pour former la chronique annuelle de chaque règne. Les différentes variantes dans la présentation reflètent sans doute la forme des documents qui ont servi à compiler les informations et donnent un aperçu de la mise en place de la tradition annalistique au cours des siècles qui ont précédé la Ve dynastie. Après une simple liste de noms royaux pour les premiers détenteurs de la fonction royale, la séquence de cases annuelles est regroupée pour chaque règne sous un bandeau horizontal portant la titulature du roi concerné ainsi que, à partir des rois de la IVe dynastie, la formule de dédicace « il a fait comme fondation/dotation » (voir infra). Chaque case annuelle est séparée de la précédente par le signe hiéroglyphique de l’année rnpt et comprend deux registres, le registre supérieur, plus développé, étant consacré aux événements marquants de l’année, le registre inférieur livrant la hauteur atteinte par la crue en cette même année. Annales de la VIe dynastie (« Pierre de Saqqara‑Sud ») 17 Il y a quelques années est venu s’ajouter un nouveau document aux sources concernant la VIe dynastie. Des annales royales, incluant les règnes de Téti à 16. Édition et synthèse récentes, avec bibliographie, par Wilkinson 2000. 17. Baud, Dobrev 1995 et 1997. 96 l. postel Mérenrê Ier, ont été identifiées en 1993 sur le recto et le verso d’une dalle en basalte exposée au musée du Caire (JE 65908). Réutilisée comme couvercle de sarcophage, apparemment dès la Première Période intermédiaire, dans la nécropole de Saqqara‑ Sud, cette dalle a été volontairement abrasée et seules des bribes du texte ont pu être lues. La présentation conserve la forme de cases annuelles au‑dessous d’une ligne donnant le nom du roi, celui de sa mère ainsi que, semble‑t‑il dans la plupart des cas, la formule de dédicace traditionnelle. Chaque case‑année enregistre divers événements, notamment à caractère militaire – victoire sur les Nubiens et apport de tributs –, de même que la célébration de rituels (par exemple sema‑taouy au début du règne, consécration de statues divines) et la tenue d’un recensement biennal des troupeaux qui sert de référence pour le décompte des années de règne. Le développement narratif des annales à partir du Moyen Empire : les « journaux » (hrwyt) Les premiers exemples de documents annalistiques présentant des développements narratifs significatifs remontent au Moyen Empire. La limite entre gnwt et hrwyt – ce dernier terme recouvrant en réalité des types de textes assez divers – n’est pas toujours facile à saisir et les deux genres annalistiques ne se distinguent pas nécessairement par une présentation différente. Annales d’Amenemhat II à Memphis 18 Une dalle de granite large de 2,50 m, réutilisée par Ramsès II pour asseoir un colosse dans le temple de Memphis, porte des annales au nom d’Amenemhat II (XIIe dynastie). Le texte énumère dans le détail les dotations en offrandes et en mobilier cultuel effectuées par le roi à différents sanctuaires du pays, mais fait également allusion aux tributs en provenance de Nubie et du Proche‑Orient. La disposition diffère sensiblement des annales de l’Ancien Empire, mais on retrouve tout de même le signe de l’année comme séparateur, associé à la titulature du roi. Seules deux cases annuelles subsistent, mais elles comprennent encore quarante colonnes inégalement préservées. Ces annales semblent constituer un journal enregistrant, selon une progression chronologique, les différents événements qui ont marqué dans la vie du palais et de son administration au cours de l’année 19. On peut ainsi suivre, sur les deux années en partie conservées, les différentes étapes 18. Cette dalle est accessible depuis 1974 et une édition photographique provisoire du texte a été donnée en 1980 par Sami Farag (Farag 1980) ; un fragment appartenant au même monument est cependant connu depuis le début du xxe siècle (Petrie 1909, p. 6‑7 et p. 17‑18, pl. V). Fac‑similé et couverture photographique du texte par Málek, Quirke 1992. Fac‑similé et traduction commentée par Altenmüller, Moussa 1991. Traduction française de l’ensemble des fragments par Obsomer 1995, nos 53‑54, p. 595‑607. 19. De tels journaux constituaient probablement la principale source documentaire des inscriptions à caractère historique du Moyen Empire qui conservent certaines formulations propres à ce type de texte (p. ex. Darnell 2003, p. 35‑36, n. h). hérodote et les annales royales égyptiennes 97 d’une expédition envoyée au Proche‑Orient, depuis le départ de la troupe jusqu’à son retour, avec la liste des produits rapportés puis la récompense des fonctionnaires responsables, le tout entrecoupé par d’autres événements survenus entre‑temps. Les annales royales « locales » Certains de ces textes ne concernent qu’un seul et même temple ; ils peuvent, semble‑t‑il, couvrir le règne d’un roi ou de plusieurs, mais aucun document n’est parvenu dans son intégralité. Ces textes consistent avant tout en des énumérations chiffrées de fondations et de dotations diverses. Annales héliopolitaines de Sésostris Ier de Bâb el‑Tawfiq 20 Les annales héliopolitaines de Sésostris Ier constituent un bon exemple de ce type de texte. Il s’agit d’une inscription découverte en mai 2005, encastrée dans le dallage de la porte fatimide de Bâb el‑Tawfiq au Caire. Les vingt‑quatre colonnes que porte ce bloc de quartzite brun orangé (L. 2 m ; H. 65 cm) ne constituent qu’une petite partie du document d’origine, peut‑être un élément de paroi plutôt qu’une stèle, qui se développait en registres superposés dans des proportions restant inconnues. Le registre conservé présente un bandeau de dédicace surmontant un texte en colonnes découpé en cases séparées les unes des autres par le signe hiéroglyphique de l’année. Ces cases annuelles contiennent chacune la liste des dotations royales faites au cours de ladite année en faveur des divinités d’Héliopolis et de leurs sanctuaires respectifs. Annales héliopolitaines de la Troisième Période intermédiaire 21 Le genre des annales reste pratiqué au‑delà du Moyen Empire. Ainsi, un étonnant document datant de la première moitié du Ier millénaire a été remployé dans la porte fatimide de Bâb el‑Nasr au Caire. Il est au nom d’un roi peu connu de la XXIIe dynastie, Pamy (vers 773‑767), et s’apparente étroitement aux annales de Bâb el‑Tawfiq, par sa présentation, comme par son contenu : il doit être de ce fait considéré comme un document archaïsant. L’économie du document est en tous points similaire à celle des annales de Sésostris Ier : bandeau de dédicace, cases annuelles commençant par un rappel de la 20. Postel, Régen 2005, p. 229‑293. D’Héliopolis même provient un autre fragment d’annales de Sésostris Ier, vu au début du xxe siècle en remploi dans une maison du quartier d’El‑Azhar au Caire mais aujourd’hui perdu. Cette inscription consiste en une liste plutôt sèche de dotations royales à différents sanctuaires du pays. Seules neuf colonnes sont partiellement conservées et aucune division annuelle n’est visible. Il est donc difficile de se prononcer sur la nature précise de ces annales, qui pourraient néanmoins appartenir au même genre que celles d’Amenemhat II trouvées à Memphis. Sur ce document, voir Daressy 1903, p. 101‑103, et Hirsch 2004, p. 58‑59. 21. Bickel, Gabolde, Tallet 1998. 98 l. postel dédicace royale puis énumération des dotations royales. Celles‑ci ne concernent que les sanctuaires d’Héliopolis ; il s’agit donc d’annales héliopolitaines. Le document semble être directement calqué sur un modèle du Moyen Empire. Annales de Thoutmosis III à Karnak 22 Au Nouvel Empire apparaissent des annales relevant davantage, pour nous, du genre historique par les développements narratifs qu’elles contiennent. Ainsi les Annales de Thoutmosis III, gravées sur support pariétal dans la partie centrale du temple d’Amon à Karnak, détaillent les différentes campagnes militaires menées par le roi au Proche‑Orient pendant vingt ans (jusqu’en l’an 42 de son règne). Le texte est présenté en colonnes de manière continue, avec disparition du marqueur de l’année. La vocation de ces annales reste cependant cultuelle. Les actions militaires sont menées par le souverain au nom d’Amon et n’ont pour objectif, selon la rhétorique en vigueur à l’époque, que de réunir tributs et butins consacrés au dieu Amon puis affectés à l’entretien de son culte ainsi qu’à l’embellissement de son sanctuaire. Le préambule l’indique explicitement : « Sa Majesté a décrété de fixer les campagnes victorieuses que lui a accordées son père [Amon] … afin de fixer chaque campagne nommément avec le butin qu’en a rapporté Sa Majesté » (Urk. IV, 684, 9‑14). Cette longue inscription s’inscrit donc bien dans la catégorie des annales locales même si elle s’apparente à une hrwyt dans sa formulation et si sa portée historique, qui dépasse largement le contexte cultuel d’Amon, en fait pour nous une source essentielle sur l’histoire de la XVIIIe dynastie. Chronique du Prince Osorkon 23 Au Ier millénaire on voit se diversifier les narrations à caractère historique, qui prennent souvent une forme littéraire. Les annales gnwt appartiennent au passé, même si çà et là se rencontrent quelques documents qui semblent directement inspirés des périodes anciennes, comme les annales héliopolitaines de la Troisième Période intermédiaire précédemment mentionnées. Pour ne retenir qu’un seul exemple, la « Chronique d’Osorkon », longue inscription gravée sous la XXIIe dynastie à Karnak, dans le portique dit des Bubastites, se présente en colonnes continues et s’apparente à une inscription historique royale sur stèle, comme le confirme le tableau d’offrandes du registre supérieur. Néanmoins, le texte retrace dans la durée, et donc sous une forme chronologique héritée des annales plus anciennes, une série de conflits illustrant les difficultés que le prince Osorkon, fils du roi Takelot II (850‑825), a eu à 22. Texte hiéroglyphique : Urk. IV, 625‑754. Étude par Grapow 1949. Plus récemment, voir Grimal 2003 et Redford 2003. 23. Édition du texte dans The Epigraphic Survey 1954, pl. 16‑18, et traduction commentée par Caminos 1958. Voir également Perdu 2003. Sur l’écriture de l’histoire au Ier millénaire avant notre ère, consulter Gozzoli 2006. hérodote et les annales royales égyptiennes 99 s’imposer comme grand pontife d’Amon à Thèbes, face à une faction d’opposants. Le texte, comme les annales, accorde une place prépondérante aux offrandes et la trame événementielle ne semble constituer qu’un prétexte à l’émission de décrets instituant des services d’offrande divins. La référence au genre annalistique n’est donc guère douteuse même si la phraséologie s’en écarte. Des originaux et des copies sur support léger Tous ces documents gravés sur pierre sont en fait des copies, à un format monumental, d’archives originales consignées sur un support léger – papyrus vrai‑ semblablement – et conservées dans des espaces réservés, à l’instar des documents administratifs, comptes et inventaires dont on possède quelques séries plus ou moins fragmentaires dès le IIIe millénaire. Ces annales originales sur support périssable ne nous sont pas parvenues. Pourtant, le Papyrus royal, ou Canon, de Turin (P. Turin 1874), identifié pour la première fois par Champollion dans les collections du roi de Piémont‑Sardaigne, pourrait procéder directement des annales royales. Ce papyrus est malheureusement très endommagé ; mais, si le positionnement incertain des différents fragments, non jointifs, rend parfois délicate la restitution de la liste royale qu’il porte, il reste néanmoins une source chronologique de premier ordre 24. Copié à l’époque ramesside, le document fournit une liste détaillée des rois d’Égypte depuis les origines et le règne des dieux sur terre jusqu’à la Deuxième Période intermédiaire comprise. Cette liste, complétée par des indications précises sur la durée de chaque règne, est articulée en groupements par origine géographique des souverains, dont le principe a été repris par les « dynasties » de Manéthon. Des récapitulatifs chiffrés amorcent un découpage plus large en grandes périodes (voir infra). Son exhaustivité apparente le distingue des autres listes royales connues, partielles et sélectives, consignées sur des parois de temple ou de tombe essentiellement pour des raisons de liturgie locale. Il s’agirait, pour reprendre les termes de M. Baud 25, d’une « chronographie, instrument normatif de mesure du temps et véhicule d’une mémoire culturelle “froide” […] en même temps que travail sur la monarchie en raison des découpages chronologiques qu’elle adopte ». Si on ignore pour qui et pour quelle raison le document a été copié, la source qui a permis d’établir une telle compilation ne peut guère être que des annales royales dont elle constituerait ainsi un abrégé. La transmission de listes royales, complètes ou partielles, consignées sur support périssable s’est poursuivie jusqu’au temps d’Hérodote, et au‑delà jusqu’à l’époque romaine comme le montrent plusieurs fragments de papyrus rédigés en démotique ou 24. Édition princeps : Gardiner 1959. Voir également Redford 1986, p. 1‑18, et Ryholt 2000. 25. Baud 1999, p. 116. 100 l. postel en grec récemment identifiés 26. Il est impossible de connaître l’ampleur originelle de ces documents parvenus jusqu’à nous sous forme de bribes, mais ils témoignent d’un intérêt constant pour le genre annalistique, y compris dans les milieux hellénisés, et sinon d’un accès à des documents originaux, tout au moins de la connaissance d’une tradition historiographique dont l’origine remonte à l’aube du IIIe millénaire. la lecture des prêtres à Hérodote : de simples listes royales ? Un passage souvent cité met en relation de manière explicite le discours des prêtres à Hérodote avec la lecture d’un livre dans lequel se trouvait consignée une liste de rois. « Après lui (Mîn), les prêtres énuméraient d’après un livre les noms de trois cent trente autres rois. Dans une longue suite de générations, il y avait dix‑huit Éthiopiens et une femme indigène ; tous les autres étaient hommes et Égyptiens. » (II, 100) Selon les divers commentateurs, les prêtres auraient ainsi lu à Hérodote un équivalent du Papyrus royal de Turin qui aurait récapitulé l’ensemble, ou un ensemble plus ou moins complet et objectif, des souverains ayant régné sur l’Égypte depuis une période reculée. À l’appui de cette interprétation, on peut citer un autre passage, qui vient, en conclusion de la section consacrée à l’histoire ancienne de l’Égypte, proposer ce qui semble bien être un récapitulatif chronologique. Hérodote adapte certes les sources à sa problématique puisque le passage sert de référence dans sa comparaison critique avec la généalogie d’Hécatée de Milet 27. Néanmoins, cet excursus refléterait la présence de données chiffrées dans les documents égyptiens qu’il a utilisés. « (Les prêtres) faisaient voir que, du premier roi à ce prêtre d’Héphaïstos qui régna le dernier, il y eut trois cent quarante et une générations humaines, et, dans l’espace de ces générations, autant de grands‑prêtres et de rois. Or trois cents générations en lignée masculine représentent dix mille ans ; car trois de ces générations font cent ans ; et les quarante et une générations encore restantes, qui s’ajoutent aux trois cents, font treize cent quarante ans. Ainsi, en l’espace de onze mille et trois cent quarante ans, aucun dieu, d’après eux, ne parut sous la forme humaine. » (II, 142) On trouve ponctuellement d’autres récapitulatifs d’années. Ainsi en II, 128, la durée du règne de Chéphren s’inscrit dans la terrible continuité de celui de Chéops, 26. En particulier Papyrus CtYBR 2885 r° (liste rédigée en démotique, datable du iie siècle avant notre ère, couvrant au moins la période saïte ; Quack 2009) et P. Lips. Inv. 1228 et 590 (liste rédigée en grec, datable du iie siècle de notre ère, conservant les noms de rois de la première moitié du Ier millénaire – XXIe‑XXVe dynasties ; Popko, Rücker 2011 et Popko 2011). Dans ces documents, la liste de souverains est accompagnée d’indications sur la durée du règne (année et mois) ainsi que, dans le cas de la liste démotique, de récapitulatifs chiffrés qui reflètent sans doute une périodisation analogue à celle du Papyrus royal de Turin. 27. Sur ce passage, voir notamment Moyer 2002. hérodote et les annales royales égyptiennes 101 son prédécesseur immédiat selon Hérodote (qui omet le règne de Djedefrê) : « ils (les prêtres) dénombrent ainsi cent six années pendant lesquelles une complète misère aurait accablé les Égyptiens. » Or, précisément, dans le Papyrus de Turin, de tels récapitulatifs jalonnent la liste de rois qui suit les générations divines par lesquelles commence le document. Ils se présentent sous la forme de totaux d’années qui peuvent regrouper les rois de plusieurs dynasties et marquent ainsi, avec les notices introductives, un embryon de division chronologique. Un premier résumé chronologique vient s’intercaler après le règne d’Ounas (I re‑Ve dynasties) ; un deuxième regroupe les VIe, VIIe et VIIIe dynasties tandis qu’un troisième englobe tous les rois qui se sont succédé depuis la Ire dynastie jusqu’à la fin de la VIIIe, séquence qui correspond à peu près à l’Ancien Empire des historiens modernes. Les séquences suivantes sont plus brèves et recoupent souvent le principe géographique du découpage dynastique : rois d’Hérakléopolis des IXe et Xe dynasties, rois thébains de la XIe dynastie, rois d’Itjtaouy de la XIIe, puis rois des XVe et XVIe dynasties 28. On retrouve dans l’œuvre de Manéthon des récapitulatifs analogues qui ponctuent la division en dynasties et en plus grandes périodes (ainsi à la fin de la VIIIe dynastie pour tous les rois ayant régné jusque‑là). Comme l’a montré J. Málek 29, les récapitulatifs du Papyrus de Turin (et des sources dont dérive cette copie) introduisent une périodisation de l’histoire dont les Égyptiens étaient conscients et que l’historiographie moderne ne réintroduira sous une forme plus développée qu’à partir du milieu du xixe siècle. Certains commentateurs d’Hérodote, dont A. B. Lloyd, semblent ne lui reconnaître que ce type de source historique, plus ou moins fiable 30. Il n’aurait eu à sa disposition qu’une sèche liste de noms de rois qu’il aurait étoffée, sous forme de gloses, en rapportant les différentes traditions, « folkloriques », populaires ou savantes, qu’il aurait recueillies de‑ci de‑là sur tel ou tel roi 31. 28. Voir Ryholt 1997, p. 31‑33, et Ryholt 2000, p. 141‑142 et p. 146, tableau 4. 29. Málek 1997. 30. Lloyd 1988a, p. 25 : « If they needed chronological information, there were king lists like the Turin Canon which provided names and reign‑lengths in sequence, and Herodotus was evidently confronted with such a document on at least one occasion (II, 100, 1). Even such texts as this, however, did not aspire to an objective reality. They convey no more than the opinion of a given school on who was a legitimate ruler at a given time, and such opinions could have a variety of origins which had nothing to do with a desire for historical truth as we understand it. » Le Papyrus de Turin n’appartient cependant pas, comme on l’a souligné plus haut, aux listes royales partielles à vocation cultuelle, et adaptées à cette utilisation. Lloyd paraît de fait sous‑estimer la fiabilité historique d’un tel document. 31. La littérature démotique témoigne de la circulation de traditions afférentes à plusieurs souverains des temps anciens. Parmi celles‑ci, la geste de Sésostris est bien représentée (p. ex. Widmer 2002 et Ryholt 2010) et la place de choix qu’elle occupe dans la section historique du livre II d’Hérodote (II, 102‑110) ne relève donc pas d’une simple coïncidence. Le parallèle démotique au récit d’Hérodote sur Phéros (II, 111), conservé sur un papyrus d’époque romaine, s’inscrit vraisemblablement dans ce même mode de transmission : voir Ryholt 2006, p. 41 (P. Petese Tebt. C, fragment C1). 102 l. postel Pourtant, une relecture attentive du texte d’Hérodote paraît au contraire devoir nous orienter vers d’autres types de sources, plus disertes, en particulier vers les annales royales de l’époque pharaonique, et notamment vers celles des époques les plus anciennes. les prêtres de Memphis et la tradition memphite chez Hérodote Revenons maintenant au texte d’Hérodote après ce détour par la documentation égyptienne et examinons les indices qui permettraient de déceler un éventuel recours à celle‑ci. On s’attachera avant tout à la structure même du texte d’Hérodote plutôt qu’au contenu historique proprement dit. « Les prêtres disaient » En effet, Hérodote prétend retranscrire les propos que lui ont tenus les prêtres (ἱρέες). On peut donc supposer qu’à travers ce discours, même traduit en grec et retravaillé, peuvent transparaître des caractéristiques d’éventuelles sources pharaoniques. La référence aux paroles des prêtres est récurrente tout au long de la section historique du livre II. Loin d’être un simple artifice rhétorique ponctuant à des fins justificatives un récit sans réelle consistance historique, elle semble au contraire structurer l’exposé d’Hérodote sur le passé lointain de l’Égypte, selon une régularité et une fréquence significatives. Chaque règne est introduit par cette mention des prêtres et de leurs paroles (ἔλεγον, avec variantes), qui équivaut ainsi au marqueur de la citation et de la source, à la fois substitut de guillemets et référence bibliographique pour employer une terminologie conforme aux normes d’édition actuelles. Hérodote indique qu’il s’appuie sur une source sacerdotale de première main, retranscrivant des paroles qui sont elles‑mêmes issues de la lecture de documents écrits (II, 100). (Mîn) « À ce que m’ont raconté les prêtres, Mîn, premier roi de l’Égypte, mit à l’abri d’une digue l’emplacement de Memphis. (…) Après, continuent les prêtres, que ce Mîn, qui fut le premier roi, eut asséché l’espace d’où le Nil était écarté, il fonda la ville qui maintenant est appelée Memphis (…) puis, dans la ville, il construisit le sanctuaire d’Héphaïstos, qui est vaste et très digne qu’on en parle. » (II, 99) (Mœris) « Les autres rois, n’ayant exécuté, disaient‑ils, aucun ouvrage, étaient, d’après eux, sans aucun lustre, à la seule exception du dernier d’entre eux, Mœris ; celui‑là édiia comme monument de son règne les propylées du sanctuaire d’Héphaïstos qui sont tournés vers le Nord. » (II, 101) (Protée) « Après lui [Sésostris], disaient les prêtres, la royauté échut à un homme de Memphis, dont le nom en langue grecque serait Protée. Il y a de lui maintenant, à Memphis, un téménos très beau et bien décoré, qui se trouve au midi du sanctuaire d’Héphaïstos. » (II, 112) hérodote et les annales royales égyptiennes 103 (Rhampsinite) « À Protée, disaient les prêtres, succéda comme roi Rhampsinite, qui laissa comme souvenir de lui les propylées du sanctuaire d’Héphaïstos tournés vers le Couchant. » (II, 121) (Chéphren) « Chéphren, au dire des prêtres, régna cinquante‑six ans. Ils dénombrent ainsi cent six années pendant lesquelles une complète misère aurait accablé les Égyptiens. » (II, 127‑128) (Mykérinos) « Après lui, au dire des prêtres, régna sur l’Égypte Mykérinos, ils de Chéops. » (II, 129) (Asychis) « Après Mykérinos, disaient les prêtres, fut roi d’Égypte Asychis, qui construisit au sanctuaire d’Héphaïstos les propylées tournés vers le soleil levant, de beaucoup les plus beaux et les plus grands. » (II, 136) « Les prêtres de Saïs disaient » Les prêtres qu’il cite sont, on l’a vu, avant tout les prêtres de Memphis qui constituent sa source d’information principale. Hérodote n’éprouve pas le besoin de préciser leur origine géographique. Les mentions récurrentes dans ce discours des prêtres des constructions du temple d’Héphaïstos, c’est‑à‑dire du dieu Ptah de Memphis, suffisent à le confirmer (voir supra n. 7). Quand ses informations proviennent d’autres clergés, il prend le soin de le préciser. Ainsi, en II, 130, à propos de Mykérinos, il se réfère explicitement à ce que « disaient les prêtres de Saïs ». De même, en II, 54 et 55, il cite ce qu’il a entendu « de la bouche des prêtres thébains » à propos des oracles de Dodone et d’Ammon 32. Ce sont là cependant des exceptions. 32. L’information obtenue est cependant bien peu thébaine et on est en droit de se demander si les « prêtres de Zeus Thébain &raqu